Les postmodernes attaquent Marx à cause de son humanisme. Entretien avec Kevin B. Anderson

Kevin B. Anderson

Summary: This article was translated into French by G. Cluseret and published in Avanti: site animé par des marxistes révolutionnaires. The original, entitled “Interview with Kevin Anderson,” appeared in English in Global Discourse, Vol. I, Issue II (2011). The French translation can be accessed HERE.

Traduit par
G. Cluseret

A l’occasion du 130e anniversaire de la disparition de Karl Marx (14 mars 1883), nous publions ici de larges extraits d’une interview inédite en français de Kevin B. Anderson sur le marxisme. Kevin B. Anderson est professeur de sociologie, de science politique et d’études féministes à l’Université de Californie à Santa Barbara. Il est l’auteur de plusieurs livres (en anglais), parmi lesquels : « Lenin, Hegel and Western Marxism : A Critical Study » (1995) et « Gender and the Seductions of Islamism » (2005). Editeur de « Marx on Suicide » (1999, coédité avec Eric A. Plaut), « The Power of Negativity : Selected Writings on the Dialectic in Hegel and Marx by Raya Dunayevskaya » (2002, co-édité avec Peter Hudis) et « The Rosa Luxemburg Reader » (2004, co-édité avec Peter Hudis). Sa troisième monographie en solo est : « Marx at the Margins : On Nationalism, Ethnicity, and Non-Western Societies » (University of Chicago, 2010), ouvrage pour lequel il a reçu le Paul Sweezy Book Award de 2011 octroyé par la section marxiste de l’Association Américaine de Sociologie. Il a publié un bon nombre d’articles dans la revue « Marx and Marxism » au cours de ces 25 dernières années. (Avanti4.be)

Nous sommes dans une crise économique plus profonde que celles des années 1930. Quelle est l’actualité de Marx au XXIe siècle ?

Il me semble qu’il existe un très large consensus, y compris de la part des bourgeois les plus progressistes ou les plus sérieux, sur le fait que la critique faite par Marx du capitalisme et sa description de la crise est plus actuelle aujourd’hui qu’il y a quelques années. Dans ce sens, je crois que, depuis au moins dix ans, il y a un retour de Marx. Je me rappelle qu’en 1998, lors de la commémoration du 150e anniversaire du Manifeste communiste, on commençait déjà à parler en ces termes. En Grande-Bretagne, on publia alors une édition de luxe, de celles que l’on place sur une petite table du salon, avec une préface d’Eric Hobsbawm. La position d’Hobsbawm, qui coïncide avec celle de beaucoup de gens, est que la critique du capital faite par Marx est encore actuelle, mais que la discussion marxienne sur le socialisme et la nouvelle société ne l’est plus.

On dirait que tout le monde est d’accord là dessus : le communisme s’est effondré, la social-démocratie a échouée. Telle est toujours l’opinion bourgeoise dominante. Ce n’est pas tant que les gens soient satisfaits avec le fonctionnement du capitalisme aujourd’hui, mais bien le fait que, comme le disait Margaret Thatcher, « il n’y a pas d’alternative ».

Inutile de préciser que je diverge avec cette opinion et que je crois que c’est précisément maintenant que nous devons revisiter à nouveau la conception du socialisme chez Marx. Mais, tout comme cela arrive quand on veut étudier le premier volume du Capital, il faut là aussi aller directement à Marx et critiquer Engels, Lénine et, bien sûr, Staline, Mao etc.

Par exemple, Marx se voyait lui-même comme faisant partie intégrante du mouvement démocratisateur du XIXe siècle, comme l’aile gauche de ce mouvement. C’est quelque chose qui a été profondément défiguré au cours du XXe siècle. Nous avons oublié que Marx est celui qui, dans le Manifeste communiste, écrivait que « la liberté de chacun est la condition nécessaire à la liberté de tous ». Dans les Manuscrits de 1844, Marx écrivait que c’est l’individu qui constitue le phénomène social, qu’il est l’essence du social. Marx s’est profondément intéressé à une grande variété de questions. Les libéraux l’accusent de montrer du dédain pour des choses avec lesquelles en réalité nous savons qu’il était profondément engagé.

Marx était également très intéressé par l’individu social qui n’était pas prisonnier de la conception de la valeur et des rapports sociaux capitalistes. Certaines des affirmations de Marx sont aujourd’hui encore plus justes que lorsqu’il les rédigea. Par exemple, le concept de fétichisme de la marchandise est plus véritable aujourd’hui que lorsqu’il l’a formulé. Il a écrit que les rapports humains s’étaient transformés en rapports entre les choses, mais en réalité nous ne savons pas vraiment si à l’époque de Marx les rapports sociaux étaient aussi réifiés dans l’existence quotidienne qu’aujourd’hui. Comme théoricien, comme penseur réellement colossal, Marx a décrit les conditions de vie de son temps en anticipant l’avenir.

On dit souvent que Marx écrivait très peu par rapport au communisme ou au socialisme. Il n’est pas nécessaire d’insister sur le fait que Marx était en désaccord avec les présupposés du socialisme utopique. Mais on a fait un très mauvais usage de ses affirmations par rapport à cela, car il avait quelques idées propres sur le socialisme. Toutes les critiques qu’il a faites à des gens comme Proudhon ou Mikhaïl Bakounine étaient liées à ce que n’est pas le socialisme. On peut trouver une grande quantité de passages dans lesquels Marx parle en positif du socialisme, sur ce qu’il doit être et non pas seulement sur ce qu’il ne doit pas être. L’un de ces passages très intéressants se trouve dans « La Guerre Civile en France », où Marx soutient que la Commune de Paris a institué la forme politique à travers laquelle les travailleurs peuvent avancer dans la voie de l’émancipation économique par rapport au capitalisme. La Commune de Paris n’a pas instauré le socialisme, parce qu’on vivait encore sous elle avec la forme capitaliste de la valeur, mais elle a bel et bien constitué une forme politique de démocratie directe, non seulement dans les arrondissements ou dans l’administration politique, mais aussi sur les lieux de travail, dans lesquels les travailleurs prenaient en charge les tâches productives et élisaient leurs gestionnaires.

On trouve aujourd’hui beaucoup de gens qui parlent de cela ; ils soutiennent que les lieux de travail devraient être autogérés ou régis de manière démocratique. Ils soutiennent que le socialisme consiste en cela. Pas mal de gens de gauche disent qu’il s’agit là d’étendre la démocratie dans les lieux de travail. Selon moi, il s’agit d’une condition nécessaire mais non suffisante. Tout simplement parce que si tu as une entreprise démocratisée mais qui opère dans le contexte d’un marché capitaliste global, tu devras alors voter en faveur de l’exploitation des travailleurs eux-mêmes, car autrement tu n’auras pas la moindre possibilité de survivre comme entité économique. Tu pourras sans doute humaniser d’une certaine manière les conditions de travail, dans le même sens que les syndicats et les lois sociales qui régulent le salaire minimum adoucissent certains aspects du capitalisme. Mais cela ne fonctionne jamais à long terme. Sur le long terme, le capitalisme trouve toujours des manières de résorber ces réformes ; leur efficacité est toujours limitée dans le temps. De sorte que l’idée de Marx sur le socialisme est quelque chose que nous devrions analyser sérieusement.

Il est ici fondamental d’examiner la conception de Marx de l’humanisme, de l’humanisme radical, en tant que critique de l’aliénation capitaliste. C’est nécessaire parce que, bien souvent, les marxistes ont réfléchi sur le problème du capitalisme en termes de paupérisation, de bas salaires, de pauvreté et de chômage. Cela est sans aucun doute encore plus pertinent aujourd’hui, mais cette perspective n’en est pas moins insuffisante. Dans le film de Michaël Moore, « Capitalisme : une histoire d’amour », il y a un passage dans lequel le réalisateur parle avec son père, un travailleur pensionné du secteur automobile, dans une usine abandonnée. Son père lui raconte qu’il y avait eu ici une usine, dans laquelle les ouvriers avaient un syndicat et de bons salaires et avaient aussi un sens de la communauté. Pour certains marxistes myopes, cela constitue leur image du socialisme : tout le monde travaille dans une usine et tous sont égaux. Mais si tu travailles sur une chaîne de montage, c’est toujours un travail aliéné. Dans sa critique la plus profonde du capitalisme, Marx soutient qu’il faut réunir le travail intellectuel et le travail manuel. C’est ce qu’il dit dans la « Critique du Programme de Gotha ».

Il existe un hiatus entre le travail mental et le travail manuel qui est sous-jacent même dans les plus anciennes sociétés de classes précapitalistes, que ce soit l’ancienne Egypte, la Perse ou la Mésopotamie. (…) Cette division entre le travail intellectuel et le travail manuel est plus actuelle que jamais et nous devons la briser. Comme Marx et Engels l’écrivirent dans « L’Idéologie allemande », nous devons pêcher le matin et philosopher l’après-midi. Pour Marx, il existe une manière de promouvoir la créativité de tous les êtres humains.

Cet aspect de Marx est très important dans la discussion sur le socialisme. Il ne fait aucun doute que le socialisme doit conduire à une plus grande égalité et aussi en finir avec la pauvreté, mais il est bien plus que cela. Il consiste à permettre qu’existe un type différent d’être humain. Comme Marx l’écrit dans les « Grundrisse », dès qu’on aura brisé l’écorce du mode de vie bourgeois et que les opprimés contrôleront la richesse créée par eux, le temps de travail pourra graduellement se transformer en temps de loisir et le temps de loisir pourra être mis à profit à des fins créatrices. On trouve cette théorie exprimée sur un mode énergique chez le jeune Marx, mais cette préoccupation se retrouve aussi dans toute son œuvre.

Finalement, permets-moi de dire quelque chose sur la dialectique, ou plutôt sur la méthode dialectique, qui est le terme le plus approprié pour en parler. Je n’aime pourtant pas trop l’expression « méthode dialectique », car il peut induire en erreur en n’appréhendant celle-ci que comme une simple méthode, comme s’il s’agissait d’une technique ou d’un ensemble de règles à suivre. Cependant, l’approche dialectique par rapport à la société et à l’histoire constitue, de fait, l’élément essentiel.

Georg Lukács a souligné que, d’une certaine manière, c’est dans la méthode dialectique que réside le fondamental de Marx. Mon maître à penser, Raya Dunayevskaya, soutenait que Hegel est la source dialectique de Marx, particulièrement quand Hegel s’occupait de questions très abstraites. Son influence n’était donc pas le Hegel qui parlait du prétendu retard de la culture de l’Inde dans sa « Philosophie de l’Histoire ». Il s’agissait plutôt du Hegel qui parle de la dialectique à un niveau très abstrait, qui parle de la négation, de la négativité comme source de tout mouvement créatif, de la négativité et de la contradiction, du sujet humain, de la négativité absolue. Ces catégories dialectiques sont vraiment très importantes car elles constituent la manière avec laquelle Marx réalise son approche et développe ses analyses.

Nous ne pouvons pas nous limiter à répéter ce que Marx a dit. Nous devons réaliser notre propre analyse du capitalisme contemporain. Certains voudraient circonscrire la dialectique à une question de simple abstraction indiscriminée et accusent Marx (les postmodernes par exemple) d’opérer sur un plan extrêmement abstrait. Vu que, de fait, les généralisations intellectuelles ne captent pas suffisamment bien la spécificité et la diversité de l’expérience humaine, sa dialectique exclurait ainsi des catégories concrètes comme l’identité sexuelle, l’ethnie, le genre ou la culture.

Mais la vérité c’est que la dialectique de Marx était quelque chose de très concret. Marx a clairement indiqué dans l’ensemble de ses travaux qu’on ne peut pas prendre la dialectique simplement comme un principe général. Ce n’est pas non plus quelque chose que l’on peut appliquer à la réalité dans un sens positiviste pour parvenir à une conclusion selon un schéma traditionnel. La dialectique doit se recréer pour chaque situation et pour chaque période historique, elle constitue un processus non exempt d’une grande complexité. Elle offre une indication sur la voie à suivre, mais elle n’est pas une simple formule.

Tu es coéditeur de « The Rosa Luxemburg Reader » [Une compilation de textes choisis de Rosa Luxemburg]. Pourquoi as-tu considéré nécessaire d’éditer ce livre et pourquoi l’avoir fait sous ce format ? Que peut nous apprendre aujourd’hui Rosa Luxemburg ?

Tant Peter Hudis que moi-même nous pensons qu’il y a quatre ou cinq points dans la pensée de Rosa Luxemburg qui justifient la compilation des textes réalisée. Bien que la majeure partie d’entre eux se trouve déjà chez Marx, elle les souligne et les développe. Luxemburg a également écrit dans la période postérieure à la révolution russe. Elle intègre cette expérience, ainsi que la phase de l’impérialisme, qui constituent des développements que Marx n’a pas vécu. Avant toute chose, la pensée de Luxemburg est une critique de l’impérialisme moderne.

Marx n’a pas vécu suffisamment longtemps pour pouvoir voir dans sa plénitude le développement de l’impérialisme moderne. Comme nous le soulignons dans l’introduction du livre, bien que son approche puisse contenir certains points faibles (ce qui, par ailleurs, peut être discuté), elle a pris très au sérieux le problème de l’impérialisme et l’a placé au centre de la réflexion marxiste. Lénine et Luxemburg ont développé cet aspect, bien qu’elle le fit avant lui.

Son analyse est meilleure que celle de Lénine dans le sens où elle a réalisé un examen très minutieux des structures sociales de la Chine, de l’Inde et de quelques autres sociétés qui avaient subi l’impact de l’impérialisme, par exemple celles d’Afrique du Nord et d’Afrique du Sud. Sa critique de l’impérialisme fut très significative.

En second lieu, sa critique du réformisme fut très importante, comme on peut le constater avec son livre « Réforme ou révolution ? ». Il y avait à cette période une grande vague réformiste et il est probable qu’elle soit encore plus forte aujourd’hui. Personnellement, je crois que le capitalisme ne peut être réformé. Marx a pensé que certains des pays capitalistes démocratiques comme l’Angleterre et les Etats-Unis pouvaient arriver au socialisme par des moyens constitutionnels, mais il ne le disait pas dans le sens qu’il fallait réformer le capitalisme ; ce qu’il proposait, c’était d’aller au-delà du capitalisme. Ce qu’il voulait dire, c’est qu’un président des Etats-Unis pourrait être élu avec un programme et une plateforme socialistes, mais qu’il serait alors très probable qu’un tel fait provoquerait un mouvement contre-révolutionnaire qui conduirait inévitablement à une confrontation. Mais, dans un tel cas, la cause du socialisme s’appuierait sur la loi et les élections libres qui donnent accès à des charges publiques.

Un troisième point important pour Luxemburg fut sa critique de Lénine et de l’autoritarisme au sein du mouvement socialiste. En 1918, après la Révolution russe, elle réalisé une critique énergique. Elle s’opposa à l’idée d’un régime de parti unique. Elle a soutenu la Révolution russe, appuyé l’idée d’une seconde révolution socialiste et soutenu également une république soviétique comme quelque chose d’opposé à une république parlementaire bourgeoise.

Elle était en faveur de l’idée selon laquelle les ouvriers d’usine et les travailleurs des entreprises devaient avoir une forme de représentation politique, contrairement à la représentation simplement basée sur des critères de voisinage et de communauté dans laquelle toutes les classes et couches sociales sont mélangées. Mais elle a ouvertement critiqué Lénine et Trotsky pour la manière avec laquelle ils ont articulé ces principes et pour la façon dont ils ont développé leur dictature révolutionnaire. Elle a réalisé des prédictions pertinentes sur certains problèmes futurs qui pouvaient surgir dans la Russie soviétique. Luxemburg fit également très tôt quelques critiques à Lénine sur la forme du parti. Tout comme Luxemburg, Lénine était préoccupé par les problèmes du réformisme et de l’opportunisme, qui s’enracinaient graduellement dans le mouvement socialiste. Lénine pensait que la manière de stopper le réformisme et l’opportunisme résidait dans l’établissement de règles de militantisme très strictes et par l’obligation faite à tous de les respecter.

Dès 1904, Luxembourg soutenait qu’il s’agissait d’une question qui transcendait cette vision, vu que l’opportunisme constituait un problème théorique et politique et que c’est fondamentalement sur ce plan-là qu’il devait être combattu. C’est dans la très célèbre critique écrite par Luxemburg en 1904 qu’elle évoque la question des règles organisationnelles. Encore plus connue est sa critique de 1918 où elle parle du parti unique d’Etat en Russie. Mais elle a également fait une critique de Lénine en 1911 que nous avons traduit pour la première fois en anglais pour le volume « The Rosa Luxemburg Reader ».

Jusqu’à présent, à ma connaissance, il n’existait de ces critiques que les versions en allemand et en polonais, que les staliniens ont caché pendant de nombreuses années. Elles n’ont été publiées dans ces langues qu’il y a dix ou quinze ans. Elles se trouvent dans le texte qui porte le titre « Credo : sur l’état de la démocratie sociale en Russie ». Dans « Credo », Luxemburg discute des tendances du marxisme russe : Trotsky, les mencheviques, etc. Par exemple, elle critique Lénine pour sa conception organisationnelle beaucoup trop étroite et pour sa propension à polémiquer sur des questions insignifiantes.

Mais ce qui est très clair, et ceci est peut être quelque chose qui peut apparaître comme nouveau (vu que l’on sait très bien qu’elle fut critique envers Lénine), c’est qu’elle fut beaucoup plus critique envers tous les autres qu’envers Lénine. Tout en critiquant Lénine, elle dit aussi qu’elle est plus proche de lui que de n’importe quel autre marxiste russe. Elle est beaucoup plus critique avec Trotsky, particulièrement lorsque ce dernier était proche des mencheviques. Bien entendu, il s’agit du Trotsky antérieur à sa transformation comme bolchevique. De sorte qu’il est très clair que, à côté de son attitude critique, il y a aussi une plus grande proximité avec Lénine qu’avec les autres marxistes.

Le quatrième aspect, également relativement méconnu, est le rapport entre Luxemburg et l’émancipation féminine et les problèmes des femmes. Cet aspect de Luxemburg a été mis en lumière pour la première fois dans le livre de Raya Dunayevskaya, « Rosa Luxemburg, la libération des femmes et la philosophie de la révolution chez Marx ». Ce point a deux dimensions. L’une est liée aux écrits de Luxemburg, où il existe quatre ou cinq essais sur les femmes que nous avons publiés pour la première fois en langue anglaise. On n’avait jusqu’ici publié dans cette langue que deux de ces travaux. Certains de ces textes sont particulièrement intéressants. Dans l’un des articles traduits pour la première fois en anglais, Luxemburg attaque le Parti Ouvrier Belge parce que le droit de vote des femmes a été exclu de sa plateforme. L’Internationale Socialiste de l’époque avait établi un principe en faveur du suffrage féminin, mais les Belges en firent peu de cas.

Dans les rangs de la gauche, il y avait encore beaucoup de monde qui continuait à croire que les droits des femmes étaient quelque chose de consubstantiel au libéralisme. Dans le cas belge, les socialistes étaient en alliance avec le parti libéral bourgeois, qui était encore plus conservateur que les socialistes sur la question des droits des femmes. Les socialistes parvinrent à un accord pour former une coalition en sacrifiant leur position sur les droits des femmes. Luxemburg les attaque pour cet abandon de leurs principes socialistes. Dans le même article, Luxemburg écrit que, même à l’intérieur du mouvement socialiste, prolifèrent les attitudes bourgeoises et patriarcales à l’égard des femmes. Elle soutient que ce problème est d’ordre interne et que le parti doit s’en occuper comme il se doit. Dans un autre des articles que nous avons traduits pour ce volume, Luxemburg examine la situation des femmes prolétaires.

Elle écrit que les femmes sont les plus pauvres parmi tous les pauvres, et elle ne parle pas seulement de l’Allemagne mais aussi des plantations de caoutchouc en Afrique du Sud, où les femmes étaient exploitées jusqu’à la mort. Elle écrit que les plus pauvres d’entre les pauvres constitueraient l’avant-garde de la révolution à venir. Egalement, dans ses textes sur l’esclavage dans la Grèce classique, elle souligne le fait que bon nombre de ces esclaves étaient des femmes et que cela conduisait à leur exploitation sexuelle.

Pour terminer, cette question est également importante par rapport à la vie de Rosa Luxemburg elle-même. Elle a vécu entre 1871 et 1919. Elle fut assassinée par des proto-fascistes en 1919. Elle a débuté son itinéraire politique autour de 1895, et ce n’était pas précisément une époque où les femmes occupaient des positions dirigeantes dans les partis conservateurs. Je crois que cela n’existait dans aucun parti, sauf chez les socialistes : le parti socialiste allemand comptait une femme parmi ses leaders, Rosa Luxemburg, qui dirigea également une aile du mouvement socialiste polonais. Mais ce ne fut pas le résultat d’un processus spontané mais bien celui d’une lutte ardue.

Nous pouvons analyser cela sur deux fronts. D’une part, on pourrait dire de manière élogieuse que les socialistes étaient très tolérants et progressistes puisque ces socialistes de la première époque avaient une femme parmi leurs leaders et ils l’a reconnaissaient comme telle. Mais, vu d’un autre angle, on pourrait dire également qu’ils étaient en réalité très sexistes, puisque nous en avons les preuves dans des lettres entre Kautsky et certains de ses collègues dans lesquelles ils utilisent un langage méprisant pour parler de Luxemburg, en disant des choses telles que : les femmes sont agressives, irrationnelles, etc. Aujourd’hui, certains socialistes tiennent encore ce genre de propos dans leurs communications privées. Mais à cette époque, cette attitude était quelque chose d’habituel. Cela n’était pas publié, mais c’étaient des choses que les gens disaient dans son dos.

Selon moi, le stalinisme n’est pas apparu à l’improviste. Je crois que tu soutiens qu’on peut suivra sa piste jusqu’au léninisme. Est-ce exact ?

Effectivement. Mais je crois que Lénine était une figure contradictoire. Il y a, chez Lénine, beaucoup de choses très valables et c’est pour cela que je ne me considère pas comme un anti-léniniste. Mais je dois également reconnaître que je ne suis pas léniniste. Avec des gens comme Luxemburg, Lénine et Trotsky, nous devons être très critiques, mais nous devons aussi être capables de mettre en valeur certains de leurs apports.

Et il ne fait aucun doute qu’une autre racine du stalinisme se trouve dans la social-démocratie, puisque c’est elle qui, la première, a institué ces partis hiérarchisés. Quand Lénine écrit dans « Que faire ? » que le socialisme est quelque chose qui vient de l’extérieur de la classe ouvrière, que ce sont les intellectuels éduqués dans la culture socialiste qui l’apporteront aux travailleurs, il ne fait pas autre chose que de citer Kautsky. Ce type d’avant-gardisme était alors un lieu commun dans la social-démocratie. Ainsi, le socialisme réformiste qui était prétendument éloigné de toute forme de totalitarisme stalinien, est en réalité partiellement à la racine de ce dernier, dans le sens que sa théorie était étroitement liée avec le concept de parti d’avant-garde. Une fois au pouvoir, les partis d’avant-garde dans le sens léniniste ont trop souvent fini par nous mener sur la voie du totalitarisme.

Tu es membre des Marxistes-Humanistes des Etats-Unis. Pourquoi « Marxiste-Humaniste » et pas simplement « marxiste » ?

Comme je le disais avant, je crois que le côté humaniste du marxisme mérite beaucoup plus d’attention de notre part. Le stalinisme et d’autres distorsions et déformations du marxisme ont créé la nécessité de souligner d’une manière plus explicite l’humanisme du marxisme. Une seconde raison est que cela nous permet de distinguer cette conception du marxisme de celle des postmodernes et des post-structuralistes, deux philosophies extrêmes et actuellement très influentes. Je ne dis pas qu’il s’agit de philosophies bourgeoises, vu qu’elles constituent une partie de la critique sociale dans certains secteurs de gauche. Mais l’humanisme nous permet de concevoir une nouvelle société, qui est l’une des choses les plus valables que nous puissions apporter. Il nous permet de voir les principes pour lesquels nous devons lutter et construire une nouvelle société.

Je ne pense pas que l’on puisse comprendre Marx de manière adéquate sans concevoir sa pensée comme humaniste : Marx n’est pas seulement un critique du capitalisme, il réalise cette critique du capitalisme à partir d’une perspective humaniste radicale sur les capacités et les possibilités de l’être humain. Nous pourrions parler avec des personnes qui travaillent sur une chaîne de montage et leur demander : « Alors, pensez-vous être aliénés ? ». Et elles pourraient répondre : « Non, nous aimons notre travail. Nous pouvons écouter la radio pendant que nous travaillons. Nous sommes contents ». Marx dirait que nous – intellectuels et travailleurs manuels – sommes tellement prisonniers des limitations de la société capitaliste dans laquelle nous vivons que nous n’avons même pas commencé à prendre conscience de nos capacités réelles.

Les Grecs classiques avaient une conception de l’humanisme, même s’il s’agissait d’une petite aristocratie éduquée par des philosophes comme Socrate. Ils pouvaient être des êtres humains dans le plein sens du terme ; ils pouvaient être athlètes et savants ou toute autre chose à la fois. Marx croit que tout être humain possède ces capacités. Il nous dit que tout le monde a la même capacité intellectuelle, mais pas que tout le monde peut être Einstein. Ce serait ridicule. Ce qu’il dit, c’est qu’au plus profond des êtres humains il existe un immense potentiel de créativité qui est inexploité. C’est une chose très importante.

Comme tu le sais, depuis les années 1950 et 1960, les textes de jeunesse de Marx ont été largement traduits. Les marxistes orthodoxes se sont toujours montrés très réticents à leur égard. Par exemple, dans l’édition d’Allemagne de l’Est des Œuvres Complètes de Marx [Marx-Engels Werke], ils ont placé les Manuscrits de 1844 dans la partie finale des volumes annexes !

Il existe aujourd’hui une plus grande conscience de l’humanisme fondamental de Marx. Je dirais qu’aujourd’hui, presque tout le monde est d’accord sur le fait que Marx était un humaniste. Et pour les marxistes-humanistes, le terme d’humanisme est très important afin de nous distinguer d’autres positions. Nous utilisons le terme comme un résumé qui nous distingue du stalinisme, du maoïsme et même du trotskysme.

Certaines personnes pensent que Marx était un humaniste dans ses premiers écrits mais que dans son évolution ultérieure on ne peut plus le décrire comme tel. Que réponds-tu à cette affirmation ?

C’est ce que disait Mao. Je dirais que c’est d’une évidence limpide que les thématiques humanistes traversent l’ensemble de l’œuvre de Marx. Par exemple, dans le troisième volume du Capital, il dit que dans la nouvelle société nous passerions du règne de la nécessité au règne de la véritable liberté, « de la capacité humaine comme une fin en soi ». Cela se trouve à la fin du Capital, volume 3, dans le chapitre sur la formule trinitaire. Et dans la « Critique du Programme de Gotha », il écrit à propos du hiatus entre le travail intellectuel et manuel. Cela aussi est une thématique humaniste. A la fin de sa vie, Marx parle de la Russie. Il s’agit d’un humaniste qui ne veut pas voir les Russes passer par les mêmes souffrances que durent subir les Britanniques pendant la première phase du capitalisme, celle de l’accumulation primitive.

Nous pouvons voir l’empreinte humaniste dans toute l’œuvre de Marx, et c’est quelque chose, je crois, que la grande majorité des spécialistes de Marx reconnaissent aujourd’hui sans ambages. Il est possible qu’il n’y ait pas une reconnaissance de l’humanisme de Marx faite littéralement en ces termes, mais je crois que la majorité des érudits diraient aujourd’hui qu’il n’existe pas une division très profonde entre le jeune Marx et le Marx du Capital. On peut bien entendu observer une évolution et un développement de certains postulats. En 1844, il ne disposait pas du concept de plus-value et ne maniait pas non plus la distinction conceptuelle entre travail et force de travail. Il y a une quantité de concepts qu’il n’utilisait pas en 1844, mais la base de sa dialectique générale était déjà là en 1844. Dans sa « Critique de la dialectique hégélienne », il fait sien Hegel tout en le critiquant. C’est là qu’il fait référence au concept de négation de Hegel en tant que principe créatif.

Louis Althusser, dans un passage de sa critique des écrits de jeunesse de Marx, soutenait que nous devons ignorer la discussion sur le fétichisme du premier chapitre du Capital, volume 1, parce qu’elle était trop hégélienne. Une chose qu’il faut souligner sur Althusser c’est que, bien qu’il soit Français, il a rejeté l’édition française du premier volume du Capital. Il soutenait que nous devions nous concentrer sur l’édition allemande éditée par Engels. C’est ce qu’il affirmait dans sa préface à l’édition française du Capital en disant que cette dernière n’était pas assez bonne, qu’il fallait lire l’édition allemande. C’est presque grotesque qu’Althusser dise qu’il faut omettre la lecture du premier chapitre du Capital. En réalité, ce qu’il dit, c’est qu’il ne faut pas commencer la lecture de l’ouvrage par ce chapitre parce que le lecteur deviendrait trop humaniste, de sorte qu’il est plus recommandable de commencer à le lire à partir d’autres chapitres. En réalité, cette idée a commencé à circuler avec Staline dans les années 1940. Raya Dunayevskaya avait choisi le thème de l’enseignement du Capital en Union soviétique pour son premier article publié dans l’ « American Economic Review » en 1944.

Les Russes avaient décidé qu’il fallait changer la manière d’enseigner le Capital dans les universités. Les étudiants ne devaient pas commencer à le lire par le premier chapitre mais bien en suivant un ordre « historique ». Ils devaient commencer par l’accumulation primitive, puis s’occuper des chapitres comme celui sur la journée de travail et terminer avec le premier chapitre. Althusser proposait quelque chose de semblable. Il craignait qu’après la lecture du premier chapitre, le lecteur ne devienne trop idéaliste et il voulait que le lecteur commence par des parties plus ouvertement matérialistes. Sa crainte trouvait son origine dans le fait que le chapitre consacré au fétichisme contient un mélange d’idéalisme et de matérialisme. On peut voir ce mélange également chez le jeune Marx. En 1844, celui-ci dit qu’il n’est ni un idéaliste, ni un matérialiste, mais il se réfère à un humanisme, ou à un naturalisme, comme la vérité qui unit les deux. Je dirais qu’il était en train de créer une unité dialectique entre le matérialisme et l’idéalisme.

Extrait d’un entretien réalisé par Ayob Rahmani et publié par la revue Global Discourse en novembre de 2009.
Source : http://global-discourse.com/contents/an-interview-with-kevin-b-anderson/ 
Traduction française pour Avanti4.be : G. Cluseret.

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