Contre le déterminisme, prendre en compte les contradictions présentes au sein de chaque structure sociale

Didier Epsztajn

Summary: This article by Didier Epsztajn was originally published here.

Dans sa Préface à l’édition française (2015), publiée avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse : preface-a-ledition-francaise-2015-de-marx-aux-antipodes-nations-ethnicite-et-societes-non-occidentales/, Kevin B. Anderson revient sur des lectures de Karl Marx. Il souligne, à la lecture d’écrits non encore publiés en français, les évolutions du militant-théoricien sur les sociétés non-occidentale, sur le colonialisme, les nations, l’esclavage…

Il ne s’agit pas de faire croire que les apports des luttes des dominé-e-s, et leurs théorisations, au vingtième siècle sont inscrites dans l’oeuvre de Karl Marx. De ce point de vue, les contributions des féministes et des luttes anti-coloniales sont incontournables. Et il est regrettable que certains « marxistes » ne les aient toujours pas intégrées dans leurs corpus théoriques et dans leurs propositions politiques.

Plus modestement, il s’agit de critiquer des « formules » condescendantes, ethnocentriste ou euro-centrées, voire racistes, de montrer que les lectures linéaires du progrès capitaliste, (jusqu’à la valorisation du colonialisme) présentes dans certains écrits, ne sauraient résumer l’oeuvre dynamique de Karl Marx. « Marx en tant que penseur multilinéaire et non déterministe qui, au fil du temps, se montre de plus en plus sensible à la nécessité d’explorer toute une variété de voies de développement qui mèneraient vers la révolution dans les sociétés en dehors de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord ».

Dans cette préface, Kevin B. Anderson cite, entre autres, les travaux de Raya Dunayevskaya qu’il serait temps de pouvoir lire en français. Cette auteure insiste sur le fait « que l’universel doit se particulariser afin de devenir un universel véritablement émancipateur plutôt qu’un universel abstrait » et affirme que « les questions contemporaines de la race, du colonialisme ou du genre, bien qu’apparentées au cadre général du capitalisme, ne peuvent être subsumées sous la lutte des classes, mais possèdent une spécificité et une dynamique qui leur est propre ».

Kevin B. Anderson indique aussi  : « j’essaie ici de défendre l’argument selon lequel Marx est un penseur de notre temps. Sa critique du capital, nuancée et dialectique et enracinée dans des analyses socioculturelles particulières des circonstances réelles auxquelles diverses sociétés se trouvent confrontées de par le monde, s’applique autant à notre époque qu’à la sienne ».

Le livre est divisé en six parties :

  1. Les rencontres coloniales des années 1850 : l’impact de l’Europe sur l’Inde, l’Indonésie et la Chine

  2. La Russie et la Pologne : le rapport entre émancipation nationale et révolution

  3. Race, classe et esclavage : la guerre civile comme seconde révolution américaine

  4. Irlande : nationalisme, classe et mouvement ouvrier

  5. Des Grundisse au Capital : des thèmes multilinéaires

  6. Les écrits tardifs sur les sociétés non occidentales et précapitalistes

En conclusion, Kevin B. Anderson souligne « une conception unilinéaire du progrès social » fortement présente dans le Manifeste communiste, un tournant de Marx à partir de 1853, son soutien au soulèvement des cipayes et à l’indépendance de l’Inde, à la résistance chinoise contre les Britanniques lors de la seconde guerre de l’opium… Il parle aussi de la « dialectique race-classe » au cours de la Guerre civile aux Etats-Unis, de la cause anti-esclavagiste, l’obstacle que représente le racisme blanc pour le mouvement ouvrier dans son ensemble. L’auteur revient sur le soulèvement polonais et la place de l’indépendance nationale, l’engament de l’internationale aux cotés du mouvement indépendantiste irlandais, les conceptualisations « des relations entre classe, ethnicité et nationalisme ». Il souligne la place des « rapports communautaires et des formes communes de propriété » dans nombre de sociétés « non-euro-occidentale ». Inde, Algérie, Amérique latine, « Marx repère la persistance de formes communautaires face aux tentatives du colonialisme occidental de les détruire et de les remplacer par des formes de propriété privée ».

Chaque société produit et est traversée par des « dualités et contradictions ». La prise en compte de ces dimensions permet de dégager « une théorie multilinéaire » du développement social et de la révolution, les textes de Marx sur la Russie en sont un exemple. La théorie du changement social « n’est ni unilinéaire ni exclusivement fondée sur les rapports de classes »…

Contre bien des lectures sclérosées des problématiques de Karl Marx, un livre d’une grande actualité. Une invitation à la compréhension de la complexité, de la totalité contre les réductions économistes, les éblouissements aveuglants du « progrès », du capitalisme, d’un universel rabougri à sa lecture ethnocentriste…

De l’auteur : Sur la dialectique de la race et de la classe. Les écrits de Marx sur la guerre civile, 150 ans après, sur-la-dialectique-de-la-race-et-de-la-classe-les-ecrits-de-marx-sur-la-guerre-civile-150-ans-apres/

En complément possible :

Karl Marx / Abraham Lincoln : Une révolution inachevée. Sécession, guerre civile, esclavage et émancipationL’ouvrier blanc ne saurait s’émanciper là où l’ouvrier noir est stigmatisé

et de l’auteur :

http://www.kevin-anderson.com

Le « Lincoln » de Spielberg, Karl Marx, et la deuxième révolution américaine

le-lincoln-de-spielberg-karl-marx-et-la-deuxieme-revolution-americaine/

Kevin B. Anderson : Marx aux antipodes. Nations, ethnicité et sociétés non occidentales

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marc Chemali et Véronique Rauline

Anderson_Marx
Editions Syllepse, Paris 2015, coédition avec M éditeur (Québec),http://www.syllepse.net/lng_FR_srub_37_iprod_626-marx-aux-antipodes.html, 418 pages, 25 euros,

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