Marxisme et liberté 60 ans après, pour hier et aujourd’hui

Kevin B. Anderson

Nous nous approchons du soixantième anniversaire de la publication originale en anglais deMarxisme et liberté de Raya Dunayevskaya, un travail ancré dans son époque et en même temps hors de son époque, puisqu’en avance sur son époque. Nous commémorons aussi la réédition de ce travail par les camarades des Éditions Syllepse en 2016.

Traduit par
Christine Schmitt

D’abord publié en 1958 en pleine Guerre froide mais peu après la Révolution hongroise de 1956, c’était l’un des nombreux écrits d’une période qui met en avant un marxisme démocratique, humaniste et révolutionnaire, tant contre le système stalinien russe que contre le capitalisme soit-disant démocratique des États-Unis et de l’Europe occidentale. C’est la même période durant laquelle E. P. Thompson rompt avec le Parti communiste britannique au sujet de la Hongrie et durant laquelle Edgar Morin et d’autres forment le groupe Arguments en France, réagissant tous les deux contre l’intervention russe brutale en Hongrie.

Cependant, Dunayevskaya avait depuis longtemps rompu avec le stalinisme, environ trente ans plus tôt et écrivait des analyses économiques dans les années 1940 sur l’URSS comme une société totalitaire avec un capitalisme d’Etat. Pour elle, donc, la nouveauté de la Hongrie en 1956 n’était pas tant la preuve du caractère réactionnaire et anti-travailleur des régimes staliniens russes et européens de l’Est, mais la preuve qu’il offrait (1) d’une part contre Orwell et Arendt, pour dire que le totalitarisme ne pourrait jamais éteindre la lutte pour la libération humaine et (2) contre les partisans libéraux de la révolution hongroise, pour dire que l’émergence de conseils des travailleurs et des intellectuels marxistes du cercle de Petofi montrait qu’une troisième voie était possible, un humanisme socialiste totalement différent du stalinisme et du libéralisme occidental. Comme elle a écrit avec respect pour les conseils des travailleurs : « Alors que tous déclarent que la résistance était brisée, voilà que surgirent les conseils des travailleurs hongrois… Ils commencent à lutter dans les usines, devenues leur lieu de retranchement… Les ouvriers développèrent de nouvelles méthodes de lutte, aussi bien avant qu’au moment de la grève » (301).

Un autre mouvement massif de la période, le boycott des autobus à Montgomery en 1955-1956 dans l’Alabama, est mis en évidence dans Marxisme et liberté. Dans son traitement de ce qui est maintenant considéré comme un événement historique qui a lancé la campagne pour les droits civils, Dunayevskaya a souligné son caractère populaire, plutôt que le leadership de Martin Luther King, dont la notabilité était récente. Elle a noté que le mouvement n’avait aucune hiérarchie visible, mais était dirigée par de grands rassemblements jusqu’à trois fois par semaine. Elle a aussi isolé le fait que dans le boycottage des bus pendant plus d’un an, la classe ouvrière noire a dû aménager ses propres réseaux de transport informels face aux menaces et à la répression de l’état et du Ku Klux Klan.

En déclarant que « le fait exceptionnel » de ce mouvement était « l’existence effective » [en anglais original : « its own working existence »] de cette organisation spontanée de la « population noire », elle signalait son potentiel révolutionnaire (327). Car l’expression « existence effective » était celle que Marx avait employé dans La Guerre civile en France, son analyse historique de la Commune de Paris. Dans la version française du texte de Marx, cette expression est : « La grande mesure sociale la Commune, ce fut sa propre existence et son action [en anglais : its own working existence]. »https://www.marxists.org/francais/ait/1871/05/km18710530c.htm. Donc de même que pour le boycott de Montgomery, le mouvement qui a lancé plus d’une décennie d’activité révolutionnaire de la part des Afro-Américains et de leurs alliés, sur la base d’un activisme politique populaire et organisé, plutôt que de formes hiérarchiques d’organisation.

Dans la période qui a précédé la sortie du livre, Dunayevskaya a également pointé la nouvelle étape atteinte par le mouvement ouvrier américain. D’un côté, les ouvriers prenaient de plus en plus leurs distances vis-à-vis de la bureaucratie travailliste nouvellement puissante, qui a étouffé la démocratie syndicale et avait lié le mouvement ouvrier à l’Etat depuis la Seconde Guerre mondiale. D’un autre côté, à une époque de hauts salaires fordistes dans quelques industries majeures, le nouveau stade de production représenté par l’automatisation est devenu une ligne de démarcation entre des ouvriers de base et l’establishment politique et économique. Et comme elle l’a vu, cet establishment incluait non seulement les sociétés, le gouvernement et les scientifiques sociaux libéraux des universités qui conseillaient le capital et l’Etat, mais aussi la bureaucratie travailliste elle-même. Pour leur part, les ouvriers ont craint et se sont opposés à l’automatisation parce qu’il créait le chômage massif et qu’il intensifiait le travail aliénant dans les usines. Dunayevskaya affirme que les ouvriers n’exigeaient rien moins que la fin de la division entre le travail intellectuel et le travail manuel. Dunayevskaya résume avec une référence au jeune Marx : « Les travailleurs et plus spécifiquement les travailleurs américains, concrétisent et ce faisant, développèrent les théories les plus abstraites sur le travail aliéné et la soif d’universalité de l’homme » (321). Cela a mené aux centaines de grèves sauvages dans les années 1950.

Pour Dunayevskaya, ces trois mouvements, les conseils de travailleurs hongrois, le boycott des bus à Montgomery et les mouvements des travailleurs de base tant contre le capital que contre la bureaucratie travailliste ont révélé une nouvelle étape dans l’opposition aux règles capitalistes. Cette nouvelle opposition apparaissait non pas dans les partis organisés de la gauche et n’était pas inspirée par des intellectuels gauchistes, mais naissait de la propre expérience de vie du peuple, de leurs pratiques. Se référant implicitement non seulement au stalinisme, à la démocratie sociale et au libéralisme, mais également au trotskisme orthodoxe, Dunayevskaya conclut, au vu de ces types de nouveaux mouvements sociaux : « À l’époque actuelle, le vide intellectuel est si grand que le mouvement de la théorie de la pratique est pratiquement nul; par contre, le mouvement de la pratique à la théorie et, avec celui-ci, l’union nouvelle du travail manuel et intellectuel chez le travailleur, sont partout présents » (321).

Ce « mouvement de la pratique à la théorie » était le thème sous-jacent de Marxisme et liberté. Il a capturé l’esprit d’une époque qui devait voir des mouvements sociaux massifs, beaucoup d’entre eux marqué par la spontanéité, dans les années 1960 et suivantes. C’était évidemment un reniement des politiques descendantes de la sociale démocratie et de ce qui est d’habitude nommé parti le parti Léniniste d’avant-garde. En ce sens, il a anticipé non seulement les années 1960, mais également des événements comme la vague de révolutions et protestations qui ont eu un impact sur tant de pays depuis les révolutions arabes de 2011, des Indignados en Espagne jusqu’au « Occuper Wall Street » aux États-Unis et du parc de Gezi en Turquie à Nuit Debout à Paris.

Cependant, alors que Dunayevskaya a cru fermement en la créativité de la spontanéité de mouvements parfois sans guide, elle n’a jamais soutenu, ni dans « Marxisme et liberté », ni dans ses écrits postérieurs, que le théoricien marxiste était de ce fait inapproprié, ou d’un simple témoin. C’était un mouvement de la pratique à la théorie, pas un mouvement spontané qui n’avait aucun besoin de la théorie marxiste. Ce qu’elle a vraiment contesté, était que les plus grands penseurs révolutionnaires avaient absorbé dans leurs perspectives philosophiques la créativité des mouvements, offrant en même temps à ces mouvements une certaine direction théorique et politique. Et ceci avait aussi des implications organisationnelles. C’est la différence entre Dunayevskaya et son collègue américain d’autrefois le grand marxiste afro-antillais C.L.R. James a resté plus proche d’une position de spontanéiste, tout comme d’autres groupes contemporains semblables aux positions de Dunayevskaya comme Socialisme ou barbarie et plus tard, les Italiens operaïstes. Comme Frédéric Monferrand le note dans sa préface bien documentée pour l’édition Syllepse de 2016 : « En effet, là où C.L.R. James en appelle dès 1955 à l’abolition « de la distinction entre parti et masse », l’auteure de Marxisme et liberté ne semble quant à elle jamais avoir réellement renoncé à la nécessité de former une organisation révolutionnaire relativement autonome des mouvements sociaux » (22).

Ayant ces questions à l’esprit, regardons brièvement quelqu’unes des idées théoriques clés de Marxisme et liberté.

Le chapitre sur Hegel et la révolution français au début du livre doit énormément à Daniel Guérin pour son compte rendu sur les sans-culottes comme partie d’un mouvement créatif à la gauche des jacobins, qui conceptualisa et se battit pour une démocratie populaire : « La démocratie ne fut donc inventée ni par la théorie philosophique ni par des chefs bourgeois. Elle fut découverte pair les masses au fil de leur mode d’action. La destruction de l’ancien et la création du nouveau présentent un double rythme, portant l’empreinte indéniable de l’auto-activité qui est le vrai mode de connaissance de la classe ouvrière. Ce fut là, en effet, la réalisation capitale de la grande Révolution française : la découverte de la part des travailleurs, de leur mode propre de connaissance » (54).

Dans son bref rapport sur Hegel, un précieux condensé qui illumine les aspects vraiment révolutionnaires de la philosophie d’Hegel, Dunayevskaya souligne l’impact de la Révolution française – et de ce qui a suivi – sur l’inventeur allemand de la forme moderne de la dialectique. Elle note aussi comment le jeune Hegel a distingué la condition d’aliénation de l’ouvrier d’usine, mais ne pourrait pas encore discerner – parce que c’était trop tôt – le désir d’une forme créative de travail qui allait imprégner le mouvement ouvrier moderne aux époques les plus révolutionnaires. Cela devrait attendre Marx. Ce que Hegel a vraiment discerné dans son travail publié – et en cela l’influence de la Révolution française était évidente – était que la recherche de liberté et d’émancipation a marqué le cours entier de l’histoire humaine. En outre, en observant le monde social non seulement comme objet, mais aussi comme sujet, Hegel a frayé la voie pour le concept Marxiste du sujet révolutionnaire collectif. Selon Dunayevskaya, Hegel a aussi élaboré, par-dessus tout son Idée Absolue, qu’il a vue comme l’unité de la théorie et la pratique, la relation dialectique entre le social et l’individuel : « En effet, le concept hégélien d’Absolu referme, bien que sous une forme abstraite, celui du développement complet de l’individu social ou ce que Hegel devait appeler l’« individualité immédiate » : purifiée toutefois pour la détermination universelle, la liberté elle-même. Voici les moyens objectifs et subjectifs par lesquels naîtra une société nouvelle. Et cette société nouvelle qui lutte pour éclore, est le projet de notre époque » (63). Pour Dunayevskaya, l’essentiel n’était pas la notion relativement banale selon laquelle les individus doivent devenir sociaux pour se réaliser pleinement eux-mêmes en tant qu’individus. Elle s’est concentrée sur une notion légèrement différente : comment la recherche du développement personnel et de la liberté individuelle pouvait se lier avec les grands mouvements historiques pour l’émancipation humaine, de telle façon que les deux soient approfondis, dans une relation vraiment dialectique. Ainsi, quand Rosa Parks s’est assise dans ce bus à Montgomery, Alabama, et a défié le système de ségrégation raciale, sa quête d’émancipation individuelle a réussi à rejoindre l’universel, de telle façon qu’elle a aidé à provoquer une ère entière de radicalisme révolutionnaire.

Dunayevskaya a noté également que Marx a tiré son concept de négation de la négation de Hegel, dont il a chanté les louanges en 1844 pour avoir découvert « la dialectique de la négativité comme principe moteur et créateur » (58). En même temps, Dunayevskaya critique la régression dans l’étatisme de Hegel plus tard, tout en maintenant l’influence durable de l’idéaliste allemand sur Marx. Finalement, la discussion de Hegel tourne vers le rejet staliniste de Hegel, particulièrement son concept de négativité.

Avec Marx, Dunayevskaya souligne la continuité fondamentale de jeune Marx de 1844 avec le Capital, non seulement dans le volume I, mais aussi dans les volumes 2 et 3. Je ne connais aucun autre analyste sérieux de Marx qui a comprenait aussi facilement les aspects humaniste et dialectique – l’aliénation, le fétichisme, la dialectique, etc., et des concepts comme la baisse tendancieuse du taux de bénéfice ou la fondation d’une théorie de crises et de dépressions.

Dans son édition originale de 1858, Marxisme et libertépropose en annexe les premières traductions anglaises publiées de deux des plus importants essais de Marx en 1844 : « Propriété privée et communisme » et « Critique de la dialectique de Hegel ». Le thème de l’humanisme révolutionnaire de Marx continue à travers l’un des quatre chapitres consacrés à son opus, « L’humanisme et la dialectique du Capital, vol. I. » Dans les Manuscrits de 1844,on considère que Marx a avancé sa propre version de la dialectique, a non seulement « remis [Hegel] sur ses pieds », mais s’est aussi séparé du « communisme vulgaire » (85), que Dunayevskaya date de certaines des sectes communistes de l’époque de Marx, mais avec une cible contemporaine claire, la vulgate du léninisme marxiste soviétique. Ici elle connecte la philosophie et l’économie c’est-à-dire que le communisme vulgaire a cherché à changer les relations de propriété, mais pas les relations de production, ni la vie quotidienne réelle des travailleurs : « Marx était farouchement opposé à quiconque pensait pouvoir résoudre les maux du capitalisme par des changements dans la sphère de la distribution mais sans réorganiser le mode de production » (86). Quant aux idéologues staliniens russes, ils se sont concentrés sur les mérites de la propriété d’Etat : « Le communisme continue à dépenser une somme considérable de temps, d’énergie et de surveillance pour l’emprisonner dans les limites de l’opposition entre propriété privée et propriété d’Etat » (90). C’était aussi une critique implicite du trotskisme classique, avec l’accent mis sur la propriété nationalisée comme la ligne de démarcation entre le capitalisme et l’Etat des travailleurs.

De façon générale, Marx est présenté comme un activiste révolutionnaire aussi bien qu’un penseur, même pendant les années où, soit-disant cloitré au British Museum, il s’est immergé dans l’économie politique. Non seulement il était un activiste et un penseur, mais des événements mondiaux et son engagement dans ces événements ont abouti de manière décisive à son plus grand travail théorique, le Capital. Ici les thèmes avec lesquels j’ai commencé cet entretien – les nouvelles formes de lutte d’émancipation des années 1950 dans les révolutions hongroises, les activistes noirs en Alabama et les ouvriers de base – sont essentiels dans tout le livre.

Ainsi, l’impact décisif de la Guerre civile américaine sur leCapital I est élaboré non seulement comme le contexte politique, mais comme ayant eu une importance théorique décisive. Le chapitre couvrant ces questions commence par Marx applaudissant de loin le début d’une insurrection d’esclaves. Non seulement il n’était pas d’accord avec Engels sur le caractère potentiellement révolutionnaire de la Guerre civile, mais il aussi a fortement attaqué la répugnance de Lincoln à publier une proclamation d’émancipation. Dunayevskaya souligne également le fort soutien de Marx dans ses lettres et articles de journaux pour les travailleurs britanniques qui ont ralliés le Nord, alors même que l’establishment britannique prenait le parti opposé. Dans un remarquable affichage d’internationalisme prolétaire, ces travailleurs ont poursuivi leur support, même quand on leur a dit qu’une intervention britannique allait mettre rapidement fin à la guerre et au blocus de coton qui avait entrainé des licenciements massifs dans l’industrie textile. Elle note aussi comment le langage sur la race, la classe et le combat pour la journée de travail de huit heures a fait son chemin dans le texte du Capital, comme dans ce passage souvent négligé : « Dans les Etats-Unis du nord de l’Amérique, toute velléité d’indépendance de la part des ouvriers est restée paralysée aussi longtemps que l’esclavage souillait une partie du sol de la République. Le travail sous peau blanche ne peut s’émanciper là où le travail sous peau noire est stigmatisé et flétri. Mais la mort de l’esclavage fit éclore immédiatement une vie nouvelle. Le premier fruit de la guerre fut l’agitation des huit heures, qui courut, avec les bottes de sept lieues de la locomotive, de l’océan Atlantique à l’océan Pacifique, depuis la Nouvelle-Angleterre jusqu’en Californie » (113). Ainsi, la dialectique de race et la classe n’était aucunement un simple détail, mais un aspect crucial de la lutte pour l’émancipation des travailleurs).

Mais il y avait d’autres intérêts théoriques ici aussi. Dunayevskaya affirme que la structure même du Capital a changé suite à l’engagement de Marx dans la Guerre civile aux États-Unis. Sur la base d’une étude des premiers projets du Capital, elle conclut que c’est seulement après son engagement dans la Guerre civile que Marx a ajouté un chapitre entier « Journée de travail », apparemment complété jusqu’en 1866. Ce chapitre est un des plus cruciaux, non parce qu’il expose l’oppression du travailleur, ce que beaucoup d’autres avaient fait auparavant, mais parce qu’il montre comment l’allongement de la journée de travail a constitué le point de rupture qui a produit le mouvement ouvrier moderne. Ce chapitre sur la journée de travail contient le traitement le plus détaillé de tout le livre sur la résistance ouvrière au capital, dans la mesure où il raconte la lutte pour une journée de travail moins longue, d’abord en Grande-Bretagne puis en France et ensuite aux USA, où cette lutte est inextricablement liée à la dialectique de race et de classe.

Marx ne décrit pas seulement, mais il prescrit. En effet il suggère dans ce chapitre que, à défaut de réelle révolution prolétarienne, le combat pour la réduction de la durée de la journée de travail défie le capital d’une façon fondamentale, plus que le combat pour des salaires plus élevés. De plus, Marx le mettait en avant dans la 1re Internationale, pour l’inscrire à l’ordre du jour de la classe ouvrière à travers l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord. Revenant à notre époque, je voudrais noter que dans des décennies récentes, les français et les allemands marchant ont combattu pour la réduction de la durée du travail, mais isolément par rapport à d’autres économies fortement développées comme la Grande-Bretagne ou les États-Unis, où cette question s’est trouvée inexistante ou pire. En conséquence, les travailleurs français et allemands ont parfois été forcés de reculer.

Dunayevskaya conceptualise un processus semblable concernant la Commune de Paris par rapport au Capital. Suivant la démarche de La Guerre civile en France de Marx, elle souligne ce qu’il a perçu comme caractéristiques révolutionnaires de la Commune : son caractère démocratique populaire, sa destruction d’un état bureaucratique moderne, le développement de l’autonomie des travailleurs dans certaines des usines. Dunayevskaya a ajouté un point non exposé explicitement par Marx concernant le rôle principal de travailleuses, trayeuses, dans l’insurrection très matinale du 18 mars 1871 : « Comme dans toute véritable révolution populaire, de nouvelles couches de la population s’éveillèrent. Cette fois, ce fut aux femmes d’agir les premières » (126).

Ensuite, Dunayevskaya soutient que plusieurs formulations importantes du Capital ont été ajoutées seulement après la Commune. La dernière version de Capital I que Marx a personnellement examiné de près avant qu’il n’ait été publié était l’édition française, publiée sous forme de feuilleton de 1872 à 1875. Bien qu’il ait été traduit par Joseph Roy, la correspondance de Marx montre qu’il a revu chaque page et retravaillé beaucoup de parties du texte. Peu de spécialiste hormis des érudits savent que la version de 1867 du Capital diffère tout à fait du texte que nous connaissons aujourd’hui. Plus important encore, le premier chapitre n’existait sous sa forme présente. C’est seulement après la Commune de Paris que Marx réorganise le livre, créant pour la première fois un premier chapitre séparé finissant avec une discussion sur le fétichisme des marchandises. Quelques mots sur le fétichisme étaient déjà présents en 1867, mais certains ont été ajoutés après la Commune de Paris. La Commune venait illustrer concrètement ce à quoi Marx pendant des années faisait référence comme travail libre. Dunayevskaya soutient qu’après 1867 Marx a déplacé le centre de la discussion du fétichisme des marchandises « la forme fantastique de l’apparence » où les relations humaines prennent la forme de relations entre des choses, vers « la nécessité de cette forme d’apparence », étant donné que la réification des relations humaines était « en réalité », la forme prise dans le capitalisme « des rapports humains au niveau de la production » (131).

C’est non seulement un exemple d’événements révolutionnaires influençant et approfondissant les théories de Marx sur le capitalisme, mais c’est aussi l’ouvrage théorique le plus original de Marx sous l’impact de la Commune. En effectuant ce travail, il a ultérieurement écrit un livre qui a eu pour but non seulement de refléter, mais également de former la conscience de la classe ouvrière, pour une lutte plus efficace pour son auto-émancipation. Et ce n’est pas la faute de Marx si des post-marxistes, commençant par Engels, ont pratiquement ignoré la section cruciale sur le fétichisme des marchandises jusqu’aux années 1920.

L’argument de Dunayevskaya de Lénine penseur et révolutionnaire prend une forme semblable. La première pensée de Lénine sur le parti d’avant-garde tel qu’élaboré en 1902 dans Que faire ? subit des modifications suite à la créativité et l’auto-organisation démontrée par la classe ouvrière en 1905 et 1917. La Première Guerre mondiale sape le soutien de Lénine pour Kautsky et les autres théoriciens de la 2e Internationale, le menant à se lancer pour la première fois dans l’élaboration du général et du mondial, plutôt que dans des perspectives marxistes uniquement russes. Etait-ce le résultat d’une adhésion ferme aux principes révolutionnaires précédents ou un nouveau départ pour Lénine ? Dunayevskaya croit plus à la deuxième possibilité, soulignant l’étude approfondie par Lénine de questions qu’il avait en grande partie évitées jusque là : Hegel et la dialectique, l’impérialisme et l’Etat et la révolution.

Un point majeur, toujours controversé aujourd’hui, est l’élaboration par Dunayevskaya d’une rupture philosophique de la pensée de Lénine suite à ses carnets de 1914-15 sur laScience de la Logique d’Hegel. Ceci signifie implicitement le reniement de son livre matérialiste et réductionniste de 1908,Matérialisme et l’empirio-criticisme. Isolant des concepts révolutionnaires hégéliens tels que le mouvement personnel et la contradiction, Lénine embrasse aussi les aspects de l’idéalisme philosophique d’Hegel comme supérieur au matérialisme brut, écrivant : « L’Idéalisme intelligent est plus près du matérialisme intelligent que du matérialisme bête » (207). En outre, dans une autocritique implicite, Lénine écrit qu’on ne peut pas comprendre le Capital sans avoir étudié laLogique d’Hegel et que « donc pas un marxiste n’a compris Marx un demi-siècle après lui » (209). Lorsque Henri Lefebvre traduisit et présenta les carnets de Lénine sur Hegel au public français plus de deux décennies plus tard, il n’a pas, jusqu’à 1959, reconnu de rupture de la pensée philosophique de Lénine après 1914, alors que Dunayevskaya avait développé son concept d’une rupture dans sa correspondance avec C.L.R. James dans les années 1940. (Je parle de Lefebvre, Althusser et d’autres commentateurs français sur la relation de Lénine à Hegel dans mon livre de 1995, Lenin, Hegel, and Western Marxism.)

Comme Dunayevskaya l’a vu, Lénine a pris le développement de l’économie capitaliste dans son étape monopoliste et l’apparition concomitante de l’impérialisme peu après son étude de Hegel, en partie sur la base de ses nouveaux aperçus dialectiques. Lénine est alors devenu insatisfait de la présentation non-dialectique du capital monopoliste d’Hilferding, d’abord parce qu’il minimisait la façon dont le capitalisme compétitif était transformé. Dunayevskaya écrit que pour Lénine, c’était maintenant « la manifestation d’un développement par la contradiction, par la transformation des phénomènes en leur contraire » (208).

Deuxièmement, Lénine a accablé Hilferding et même certains de ses camarades bolcheviques comme Boukharine pour ne pas aborder des changements provoqués par l’impérialisme au niveau subjectif, s’agissant des travailleurs tant dans les pays d’impérialiste que dans les colonies. Pour la classe ouvrière, il a développé une contradiction interne profonde, une petite partie devenant une aristocratie de main-d’œuvre profitant de l’exploitation coloniale. Pour Lénine, cette strate a aussi formé le cœur de ces éléments de la classe ouvrière qui a soutenu la Première Guerre mondiale. C’est un concept que Dunayevskaya a relié à la segmentation raciale dans la classe ouvrière américaine.

S’agissant des colonies, l’impérialisme a donné naissance à des mouvements nationalistes modernes. Ici Lénine choisit le soulèvement de Pâques en Irlande en 1916, au milieu de la guerre et jusqu’à ce jour le coup le plus sérieux contre l’impérialisme et la guerre qui ait eu lieu dans le monde. L’Irlande était le signe avant-coureur d’une nouvelle forme de conscience et de luttes qui seront baptisées mouvements de libération nationale. En soutenant le soulèvement irlandais et en polémiquant avec des perspectives réductionnistes de classe moins favorables voire même hostiles de Radek et Trotsky, Lénine a souligné les bases dialectiques de sa position se référant aux événements irlandais dans le cadre de la « dialectique de l’histoire » où les nations colonisées se battant pour leur émancipation nationale peuvent prendre la tête, devançant la classe ouvrière internationale dans sa lutte contre l’impérialisme et au final le capitalisme lui-même.

Ici encore, l’originalité de Lénine se trouve non seulement dans de nouveaux développements subjectifs tels que le développement de l’aristocratie de travail et des mouvements de libération nationale, mais dans la conceptualisation de la relation de ces forces au mouvement ouvrier global. Il a ensuite incorporé la paysannerie, particulièrement dans ses discussions sur des pays majeurs au Sud comme l’Inde coloniale et la Chine semi-coloniale.

Indépendamment de ses défauts comme penseur marxiste et leader révolutionnaire, qui a été indiqué par d’autres penseurs révolutionnaires depuis Rosa Luxemburg, les deux apports majeurs de Lénine – sur Hegel et la dialectique et sur l’impérialisme et la libération nationale – sont toujours des ressources théoriques fructueuses aujourd’hui. Pour Dunayevskaya, le marxisme hégélien de Lénine est plus attrayant que celui de Lukács ou Marcuse parce qu’il fit des conclusions politiques et économiques sur la base de ses investigations dialectiques. Il a donc pu élaborer une théorie dialectique de l’apparition de l’impérialisme et de ses contradictions dialectiques internes, et plus important encore, donnant l’impulsion pour les mouvements de libération nationale à travers le monde colonial et semi-colonial. La grande sensibilité de Lénine à l’oppression nationale à l’intérieur de grands pays comme la Russie était un apport important qu’il devait développer en termes de groupes comme les Afro-Américains dans les années suivant ses carnets sur Hegel et son livre sur l’impérialisme.

Dunayevskaya a repris de Hegel, Marx et Lénine deux fils conceptuels, d’une part un certain type de dialectique de révolution et d’autre part, une sensibilité aux nouvelles forces sociales et aux des mouvements avec un potentiel révolutionnaire. Ces deux fils d’analyse lui ont permis de conceptualiser une nouvelle forme de capitalisme, le capitalisme automatisé d’Etat, dans lequel les travailleurs font face à l’état, le capital et leur propre bureaucratie syndicale et où des nouveaux mouvements sociaux comme le mouvement Noir aux États-Unis apparaissaient. Au même moment, des événements comme la Hongrie en 1956 a montré non seulement la faillite des régimes staliniens, mais aussi que les travailleurs et les jeunes sous ces régimes ont partagé des aspirations semblables avec ceux impliqués dans des mouvements sociaux radicaux à travers le monde.

Alors que Marxisme et liberté a été publié il y a six décennies, il nous parle toujours aujourd’hui, car des mouvements sociaux populaires pour le changement révolutionnaire ont couvert le globe d’une façon non vue puisque les années 1960 et en même temps, les contradictions économiques et politiques du capitalisme sont plus furieuses et sinistres qu’à n’importe quel moment depuis les années 1930. Cette situation sans précédent contraint les marxistes du 21siècle à repenser nos vieilles catégories, particulièrement celles hérités de la démocratie sociale ou du stalinisme. À cet égard, ça vaut la peine de se rappeler que Le Monde a publié en 1971 une critique très hostile de Marxisme et Liberté par Jean-Michel Palmier, un intellectuel du Parti communiste français qui a assimilé sa critique implacable de l’Union soviétique à la propagande du Département d’État américain. De plus, Le Monde, source de débat « démocratique », a refusé de publier la réponse de l’auteur. Aujourd’hui, la Guerre froide étant derrière nous, j’espère que Marxisme et liberté trouvera finalement l’audience qu’il mérite parmi le public français et francophone.

Kevin Anderson, 9 novembre 2017

Traduction de Christine Schmitt pour les éditions Syllepse.

First appeared on Jan. 19, 2018 in Entre les lignes entre les mots

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